CHAPITRE HUIT
Dans le petit village il neigeait au matin. Les enfants arrivèrent tous à l’école avec la neige sur eux, qui trempait les souliers, les pantalons, les robes, les têtes et les capuchons. La salle de classe était pleine de son odeur et aussi des petits cailloux apportés avec la boue des chemins. Toute la troupe à cause de cette neige qui tombait était d’humeur agréablement dissipée et peu disposée aux efforts d’attention, ce qui fit un peu gronder la maîtresse. Elle se préparait à commencer avec la religion, lorsqu’elle remarqua une tache sombre, de forme élancée, mobile, qui passait devant la fenêtre, une tache qui ne pouvait s’identifier à aucun des habitants du village car elle était pour cela trop fine et trop agile. La tache passa ainsi d’une fenêtre à l’autre et brusquement les enfants virent leur maîtresse oubliant tout le reste se précipiter vers la porte. Son frère était juste devant et elle se jeta dans ses bras. Tout en pleurant et en embrassant Simon, elle le conduisit dans une des deux chambres dont elle disposait. « Tu viens sans être attendu, mais c’est bien que tu viennes, dit-elle, pose tes affaires ici. Je dois encore faire la classe, mais je renverrai les enfants une heure plus tôt chez eux. Ça ne fera rien. Ils sont si peu attentifs aujourd’hui que j’ai de bonnes raisons de me fâcher et de m’en débarrasser plus tôt. »
Elle remit en ordre sa coiffure, mise à mal par leurs embrassades, dit au revoir à son frère et retourna à son travail.
Simon commença son installation à la campagne. Ses valises arrivèrent par la poste et il déballa toutes ses affaires. Il n’avait plus grand-chose, quelques vieux livres qu’il n’avait pas voulu vendre ou donner, du linge, un complet noir et un tas de babioles, des bouts de ficelle, des morceaux de soie, des cravates, des lacets, des bouts de chandelle, des boutons et du fil. On emprunta chez l’institutrice voisine un vieux sommier en fer avec un matelas de paille, c’était tout à fait ce qu’il fallait pour dormir à la campagne. Cette literie fut chargée sur un large traîneau et acheminée dans la nuit au village voisin. Hedwig et Simon avaient pris place sur l’étrange convoi ; le fils de l’institutrice amie, un garçon costaud qui venait d’achever son service militaire, conduisait le traîneau qui descendit la pente jusqu’au creux où se trouvait l’école. On rit beaucoup. Le lit fut installé dans la deuxième chambre avec juste la literie nécessaire, c’est-à-dire à l’usage d’une personne qui n’aurait pas eu de prétentions excessives s’agissant d’un lit, ce qui était bien le cas pour Simon. Hedwig pensa les premiers temps : « Il vient maintenant chez moi parce qu’il n’a pas d’autre endroit pour vivre. Pour cela je suis assez bonne. S’il savait où aller dormir et manger, il ne se serait sûrement pas souvenu de sa sœur. »
Mais elle chassa bientôt cette pensée née d’un moment de dépit, venue comme cela d’elle-même et non pas choisie. Simon de son côté eut un peu honte de se servir ainsi de la bonté de sa sœur, mais cela ne dura pas ; l’habitude engloutit bientôt ce scrupule ; il s’habitua, c’est tout simple. Pour ce qui est de l’argent, il n’en avait vraiment plus mais il écrivit dès les premiers jours à tous les notaires des environs en les priant de donner des travaux à faire au calligraphe expérimenté qu’il était. Et qu’a-t-on besoin d’argent à la campagne ! Pas de beaucoup en tout cas. Petit à petit les cloisons tombèrent entre les deux habitants de l’école, ils vécurent comme s’ils avaient toujours vécu ensemble et partagèrent la privation et les petits plaisirs avec la même gaieté.
Le printemps s’annonçait. On pouvait déjà moins hésiter à laisser la fenêtre ouverte et il ne fallait plus que chauffer légèrement. Les enfants rapportaient à Hedwig des bouquets entiers de perce-neige de sorte qu’on ne savait plus où les mettre faute de petits vases. Les effluves du printemps gagnaient tout le village, l’air en était chargé. On se promenait déjà au soleil. Les gens d’ici connaissaient maintenant Simon. Cela s’était fait tout seul, en passant, on ne demandait guère qui il était, c’était, disait-on, le frère de l’institutrice, et cela suffisait à le faire considérer. Il est là en visite pour quelque temps, pensait-on. Simon se promenait dans des habits passablement fatigués mais il les portait avec une élégance naturelle qui faisait joliment oublier la pauvreté du tissu. Ses souliers déchirés n’attiraient pas trop l’attention. Simon trouvait intéressant de marcher avec des souliers abîmés ; il goûtait là un des agréments de la vie à la campagne.
Quand il aurait de l’argent il songerait doucement à les faire réparer. Mais doucement, sans se presser ! Il y penserait peut-être quinze jours avant de se décider : quinze jours, qu’est-ce que c’est à la campagne ! En ville on doit tout faire vite mais ici on avait le doux devoir de reporter les choses d’un jour à l’autre, ou plutôt elles se reportaient d’elles-mêmes ; les jours venaient d’une façon si tranquille et, avant qu’on s’en soit aperçu, le soir était de nouveau là, suivi d’une profonde nuit, aussi profonde que le sommeil d’où l’on était doucement, avec de tendres précautions, tiré de nouveau par le jour. Simon aimait aussi tous ces chemins sales qu’il y avait dans le village, les petits, pleins de cailloux, et les grands, où l’on pouvait s’enfoncer dans la boue si l’on ne faisait pas attention. Mais justement cela donnait l’occasion de faire attention, de montrer le citadin qui a l’habitude de traverser la rue avec précaution et une certaine affectation d’effroi devant la saleté. Les femmes du village pouvaient se dire : voilà un jeune homme soigneux de sa personne, et les filles pouvaient rire des bonds considérables que faisait Simon pour franchir les fossés et les flaques. Le ciel était souvent couvert de gros nuages sombres ; de jolies bourrasques secouaient alors la forêt et passaient au-dessus du marais où les gens étaient au travail, à piocher la tourbe, leurs chevaux près d’eux attendant patiemment. Il arrivait aussi que le ciel s’éclaircît, de sorte que les visages tournés vers lui s’éclaircissaient en même temps. Celui d’Hedwig prenait une expression joyeuse, et l’instituteur qui habitait à l’étage supérieur mettait son nez, chaussé de lunettes, à la fenêtre pour regarder avec curiosité ce ciel aimable, ce qui était sa façon à lui d’en jouir. Simon avait acheté dans une petite boutique une pipe pas chère et du tabac. Il lui paraissait convenable de ne fumer que la pipe à la campagne, car une pipe, on pouvait la bourrer et bourrer sa pipe, c’était un geste qui allait bien avec les champs et la forêt, où il passait presque toute la journée aussi longtemps qu’il faisait clair. À midi, quand la terre se réchauffait, il restait étendu dans l’herbe jaune sous le ciel magnifiquement doux, au bord de la rivière, et non seulement il pouvait alors rêver mais il y était même contraint. Mais il ne rêvait pas de choses lointaines, et qui en seraient plus belles, non, ses rêves, qui étaient tout à fait heureux, le reconduisaient à son entourage : il n’en connaissait pas de plus beau. Hedwig, la proche, était leur principal objet. Il avait oublié le reste du monde et la fumée de sa pipe le ramenait sans cesse au village, à l’école, à Hedwig. Il l’imaginait : « Elle est dans une barque avec quelqu’un qui l’a enlevée. Le lac n’est pas plus grand que l’étang d’un parc. Elle regarde les grands yeux noirs, les yeux sombres de l’homme assis dans la barque, immobile, et elle pense : “Cette façon dont ses yeux fixent l’eau ! Il ne me regarde pas. Mais c’est toute l’eau autour de moi qui me regarde avec ses yeux !” L’homme a une barbe hirsute comme en ont les pirates. Cet homme peut être galant comme personne. Il peut pousser la galanterie jusqu’à risquer sa vie sans sourciller, et surtout sans faire admirer ensuite son courage. Cet homme ne se ferait jamais admirer. Il a une voix chaude, une merveilleuse voix masculine, mais il ne s’en sert jamais pour dire des gentillesses. Une flatterie ne franchirait jamais ses lèvres bien trop fières ; quant à sa voix, il la maltraite exprès pour qu’elle paraisse rude et sans cœur. Mais la jeune fille sait qu’il a un cœur immensément bon, et pourtant, toucher ce cœur d’une prière, elle n’oserait. Une corde vibre et fait retentir l’eau de sons qui s’étirent. Hedwig pense mourir en les entendant. Le ciel au-dessus de l’eau était pareil à celui d’aujourd’hui, léger comme une aquarelle. Un lac suspendu au-dessus de l’autre, cela va bien ensemble. Les arbres du parc dans mon rêve sont comme ceux de cette région, hauts et balançant leur feuillage, avec des airs de château. Mais dans l’image tout est plus dense, mieux joint ensemble, et je m’y transporte de nouveau sans m’occuper davantage de sa discrète relation avec le paysage qui m’entoure. L’homme saisit maintenant la rame et d’un coup violent fait brusquement avancer la barque. Hedwig sent qu’il se pourrait bien qu’il veuille ainsi contrarier le mouvement où le porterait sa naturelle bonté. Quand il sent l’amour et la tendresse en lui, il s’en offense et il se punit impitoyablement de s’être permis d’abriter dans son cœur un sentiment mou. Tant son orgueil est peu naturel. Ce n’est pas un homme, c’est un mélange de petit garçon et de géant. Un homme n’a pas honte d’être bouleversé par ce qu’il ressent, mais un petit garçon, oui, parce qu’il veut être plus qu’un homme sincère, parce qu’il veut être un géant, être toujours fort et non pas faible aussi de temps en temps. Un petit garçon possède des vertus chevaleresques dont l’homme mûr et raisonnable s’est débarrassé, comme d’inutiles accessoires de la fête de l’amour. Un petit garçon est moins lâche qu’un homme, parce qu’il est moins mûr, la maturité rend facilement abject et égoïste. Il suffit de regarder les lèvres dures, mauvaises d’un petit garçon : l’image même du défi et de l’entêtement à tenir une promesse qu’on s’est faite secrètement une fois à soi-même. Un petit garçon tient sa parole ; un homme préfère la briser. Le petit garçon trouve de la beauté dans la dureté de la parole donnée (Moyen Âge) et l’homme trouve de la beauté à dénouer une promesse ancienne en en faisant une nouvelle qu’il s’engage sur sa parole d’homme à tenir. L’homme promet, le petit garçon, lui, accomplit. Boucles sur son front lisse et le défi mortel dans le pli des lèvres. Des yeux comme des poignards. Hedwig tremble. Les arbres du parc flottent et se diluent dans la clarté bleue du ciel. Sous ces arbres est assis l’homme qu’elle méprise. C’est cet homme à côté d’elle, sans amour, qu’elle doit aimer, bien qu’il ne promette rien. Il n’a pas ouvert une seule fois la bouche pour faire une promesse. Il s’est permis de l’enlever sans même lui chuchoter à l’oreille un mot gentil en compensation. Chuchoter, ce n’est pas son genre. Il n’a aucune idée de ce que c’est. Et même s’il en avait une, il ne le ferait jamais ou alors dans une occasion où d’autres ne songent même plus à exprimer quoi que ce soit. Mais elle se donne à lui sans savoir pourquoi. Elle n’en retire rien, elle n’a aucun espoir à se faire, de ceux que les femmes se font volontiers, elle doit s’attendre à être traitée sans ménagement, livrée à toutes les humeurs qu’un maître se permet ordinairement avec ce qui lui appartient. Mais elle se sent remplie de bonheur quand il lui parle avec cette même voix rogue et sans égard, comme si elle était déjà à lui. Elle l’est, elle l’est en effet, et l’homme le sait très bien. Ce qui est déjà à lui ne l’intéresse plus. Ses cheveux se sont dénoués, ce sont de merveilleux cheveux qui dévalent le long de ses joues minces, un peu rouges, comme une rivière d’étoffe. “Rattache-les” lui ordonne-t-il, et elle s’empresse d’obéir à son ordre. Elle obéit avec ravissement, et il s’en rend compte, évidemment, même en fermant les yeux, il s’en rendrait compte. Il l’entendrait soupirer, comme seul le bonheur fait soupirer et aussi l’empressement au travail, dur peut-être aux mains, mais une joie pour le cœur. Ils descendent de la barque et prennent pied sur la rive. Le sol est mou et s’enfonce légèrement sous les pas, comme un tapis ou comme plusieurs tapis posés l’un sur l’autre. L’herbe est encore celle de l’hiver, jaune et sèche, la même qu’on peut voir ici où je suis en train de fumer ma pipe. Alors apparaît brusquement sur la scène une jeune fille, très petite, pâle avec des yeux sombres. Il semble que ce soit une princesse : car sa robe est de grand luxe, bouffant autour de la taille en larges plis lourds d’où sa poitrine se dégage comme un petit bourgeon prêt à s’ouvrir. La robe est rouge foncé, le rouge du sang séché. Son visage est d’une pâleur transparente, comme la couleur du ciel les soirs d’hiver dans la montagne. “Tu me connais.” En disant cela elle s’adresse à l’homme qui s’est figé, interdit. “Tu oses encore me regarder ? Allez, tue-toi, je te l’ordonne.” Ce sont ses mots. L’homme fait mine d’obéir. Quelle mine ? Eh bien, la mine qu’on fait quand on doit suivre un ordre irrévocable. On fait généralement une grimace dans ces cas-là. Le visage tressaille de partout et on doit mettre toute la force de sa volonté pour le mater. Lui veut éclater. Un morceau de nez va tomber. Enfin il se passe des choses de ce genre en pareil cas. Mais je n’ai plus envie de faire mine de me tuer avec cet homme extraordinaire dont je parle ; il faudrait que ce soit avec un grand couteau, or je crois que je n’ai qu’une pipe et pas de couteau. Mon rêve m’a plu au début mais maintenant je vois qu’il dégénère et ce n’est pas bien pour Hedwig ; Hedwig est douce et quand elle souffre, elle souffre d’une façon plus belle et plus discrète. Mon bonhomme avec sa barbe hirsute la ferait bien rire s’il se montrait insolent avec elle. Le paysage que j’ai décrit en passant était tout de même très bien, mais uniquement parce que j’en ai emprunté les grands traits à celui qui m’entoure ici au naturel. Il ne faut jamais quitter le terrain du naturel quand on rêve, avec les personnes non plus, sinon on en arrive vite à faire dire à l’un des acteurs du rêve : ” Allez, tue-toi. ” Et à ce moment-là il faut faire mine et faire mine est une chose ridicule capable de gâter le plus beau rêve ! »
Simon rentra à la maison. Il avait pris pour habitude de ne pas dépasser une certaine heure pour commencer sa promenade du retour, qu’il faisait généralement le nez penché vers le sol, fixant la terre brune, presque noire, sous ses pas ; il rentrait pour faire le thé, et il avait acquis pour faire le thé une imperturbable habileté à trouver la juste mesure, car tout dépend de la manière de ne mettre ni trop ni trop peu de la jolie plante odoriférante, de ne servir que dans de la vaisselle méticuleusement nettoyée, disposée ensuite sur la table avec goût, de ne pas laisser non plus l’eau bouillir trop longtemps sur la flamme du réchaud et de l’ajouter au thé en suivant les règles. Pour Hedwig cela représentait un agrément puisqu’elle n’avait plus besoin que de venir vite prendre son thé déjà prêt et de retourner dans la classe. Le matin, après s’être levé, Simon faisait son lit, allait ensuite dans la cuisine et préparait le chocolat que pour le plus grand plaisir d’Hedwig il savait rendre délicieux : car là encore, il s’appliquait à trouver le vrai coup de main qui, si petite que soit la chose à faire, lui donne la perfection sans laquelle elle serait manquée. Il se chargea également comme allant de soi et sans autre apprentissage d’allumer le poêle et de l’entretenir, de faire la chambre d’Hedwig, où l’adresse qu’il avait dans le maniement d’un balai lui vint bien à point. Il ouvrait les fenêtres pour faire entrer l’air frais dans les chambres mais il les refermait à temps de façon que l’air une fois rafraîchi et sentant bon, la pièce restât à une température agréable. Partout dans la chambre, dans de petits vases, les fleurs arrachées dehors à la nature continuaient de fleurir et répandaient leur bonne odeur entre les quatre murs. Les fenêtres avaient des rideaux simples mais gracieux qui contribuaient beaucoup à la clarté et la gaieté qui régnaient dans la chambre. Sur le sol étaient posés de chauds tapis qu’Hedwig avait donné à faire avec des restes d’étoffes à de pauvres bagnards qui exécutaient très bien ce genre de travaux. Un coin était occupé par un lit, dans l’autre il y avait un piano, entre eux un vieux sofa recouvert d’une housse en tissu fleuri, une table suffisamment grande devant et des chaises à côté ; puis il y avait encore dans la chambre une table de toilette, un petit bureau avec un sous-main et des rayons remplis de livres, une petite caisse renversée sur le sol et recouverte d’un tissu moelleux pour s’asseoir et lire, comme il arrive qu’on ait parfois besoin en lisant d’être près du sol à la façon orientale. Plus loin une petite table à ouvrage avec sa corbeille pleine de petits objets merveilleux, indispensable à toute jeune fille qui vit à la maison, une étrange pierre ronde portant des timbres et le cachet de la poste, un oiseau, un tas de lettres et de cartes postales et, accrochés au mur, un cor de chasse, un gobelet, un bâton avec un long crochet, un sac à dos avec une gourde, et une plume de la queue d’un faucon. Aux murs il y avait d’autre part des tableaux peints par Kaspar, entre autres un paysage de forêt le soir, un toit vu d’une fenêtre, une ville dans une brume grise (trouvé particulièrement beau par Hedwig), un fleuve dans les couleurs flamboyantes du soir, un champ en été, un Don Quichotte et une maison tellement plaquée le long de la colline qu’on pouvait dire en parlant d’elle comme ce poète : « Là-bas s’étend une maison. » Sur le piano, dont le couvercle était recouvert d’une nappe en soie, il y avait un buste de Beethoven dans ce ton verdâtre du bronze, quelques photographies et un petit coffret élégant, vide, un souvenir de la mère. Un rideau, qui avait l’air d’un rideau de théâtre, séparait les deux chambres et les deux dormeurs. Le soir la chambre de l’institutrice devenait encore plus intime quand la lampe était allumée et les volets clos ; et le matin le soleil réveillait là une dormeuse qui n’avait pas très envie de sortir du lit mais qui à la fin y était bien obligée.
Les notaires laissèrent tomber Simon. Aucun ne se manifesta. Il se vit par conséquent contraint de gagner un peu d’argent autrement s’il voulait montrer à sa sœur son sincère désir de contribuer aux dépenses du ménage. Il prit une feuille de papier et écrivit dessus :
LA VIE À LA CAMPAGNE
Je suis venu ici avec la neige dans une maison à la campagne, et bien que je ne sois pas le maître de cette maison, ni n’aie non plus l’intention de le devenir, je peux pourtant me sentir comme si je l’étais et je suis peut-être plus heureux que le propriétaire d’un logement en ville. Ma chambre même n’est pas à moi, mais à une douce et chère institutrice qui m’héberge et me donne à manger quand j’ai faim. J’aime bien dépendre comme cela du bon plaisir d’autrui, parce que d’une façon générale j’aime être dépendant de quelqu’un pour le chérir et me demander toujours si je mérite encore sa bonté. Il faut adopter une conduite spéciale qui convienne à cet état de grâce dans la non-liberté, une conduite entre le toupet et une déférence douce, discrète, naturelle, et je fais cela très bien. Il ne faut surtout jamais donner à son hôte le sentiment qu’on lui est reconnaissant ; ce serait une forme de timidité et de lâcheté véritablement offensante pour celui qui donne. Au fond de son cœur on adore l’homme charitable qui vous appelle sous son toit, mais ce serait montrer bien peu de sensibilité que de lui manifester bruyamment une gratitude dont il n’a que faire : il n’a pas donné et ne continue pas à donner pour recevoir en échange des compliments de mendiant. Remercier dans certaines circonstances est un acte de mendicité. Rien de plus. Et puis encore ceci : à la campagne on remercie plutôt par le silence que par les discours. Celui qui doit de la gratitude a une manière à lui d’agir parce qu’il voit bien que celui à qui il la doit a aussi sa manière à lui. Les gens qui savent donner sont presque encore plus timides que ceux à qui ils donnent et ils sont bien contents quand ils rencontrent une façon toute simple de recevoir, qui leur permet, à eux qui donnent, de le faire convenablement et sans histoire. Mon institutrice est entre parenthèses ma propre sœur mais ce détail ne l’empêcherait pas de chasser le vagabond que je suis si elle en éprouvait l’envie. Elle est courageuse et sincère. Elle m’a reçu avec un mélange d’amour et de méfiance, il faut bien l’avouer ; elle ne pouvait pas ne pas se dire que si son vaurien de frère en vadrouille débarquait à présent chez elle, la sœur qui est toujours là, c’était tout simplement parce que dans ce monde que Dieu a fait, il ne savait plus où aller ni où rester. Cela devait avoir quelque chose de dérangeant et de blessant pour elle, elle à qui il m’arrivait de ne pas écrire pendant des mois, voire des années. Elle ne pouvait que penser que je venais uniquement pour mettre mes os à l’abri, mes os entre parenthèses auxquels une raclée de temps en temps ne ferait pas de mal, et non pour faire à ma sœur l’attention d’une visite. Mais les choses à présent ne sont plus comme cela, les susceptibilités sont mortes et nous ne vivons plus maintenant ensemble comme des parents d’une même famille mais comme des camarades qui s’entendent rudement bien. À la campagne ce n’est pas difficile d’être deux et de s’entendre. Il y a ici une façon d’en finir plus vite avec les petits secrets et la méfiance et une façon de s’aimer plus claire et plus drôle que dans la ville resserrée et pleine de gens avec leurs soucis. À la campagne le plus pauvre a moins de soucis que n’en ont de beaucoup moins pauvres à la ville. Où tout se mesure à ce que les gens font et à leurs discours. Alors qu’ici le souci se soucie en silence comme il a toujours fait et la souffrance trouve son achèvement naturel dans les souffrances. Dans la ville la chose qui compte c’est devenir riche, c’est pour cela qu’il y a tant de gens qui se considèrent comme misérables, mais à la campagne, en général du moins, le pauvre n’est pas blessé par la confrontation constante avec la richesse. Il peut tranquillement respirer durant sa vie de pauvre. Il a le ciel au-dessus de lui pour respirer. Et le ciel dans la ville, qu’est-ce que c’est ? Je possède encore en propre une petite pièce d’argent, ça doit suffire pour le linge. Quant à ma sœur qui n’a pour moi aucun secret sauf les choses tout à fait indicibles, elle m’avoue qu’il ne lui reste plus d’argent à elle non plus. Cela ne fait rien. Nous sommes tout à fait tranquilles. Nous recevons du bon pain, des œufs frais et des gâteaux parfumés autant que nous en voulons, apportés par les enfants à l’institutrice de la part des parents. À la campagne on sait encore donner d’une manière qui fait honneur à celui qui reçoit. Dans les villes on a de plus en plus peur de donner car c’est déjà devenu déshonorant d’accepter quelque chose, je ne sais vraiment pas pourquoi, peut-être parce que la charité en ville attire les moqueries. On se garde bien de montrer par un vrai geste sa pitié à l’égard des malheureux, on ne donne qu’en cachette ou alors pour la réclame. Quelle faiblesse mortelle d’avoir peur des pauvres et de préférer consommer entre soi sa richesse au lieu de lui donner l’éclat qu’une reine reçoit de la moindre mendiante quand elle lui tend la main. Je tiens pour un malheur d’être pauvre à la ville où l’on doit s’interdire de demander parce qu’on sent bien que la générosité n’est pas à l’ordre du jour. Une chose est vraie en tout cas : mieux vaut ne pas donner et ne ressentir aucune pitié du tout que de le faire à contrecœur en se disant qu’on s’est laissé avoir. À la campagne on ne se laisse pas avoir quand on donne, on veut donner et on se fait parfois même un honneur d’avoir pu donner. Celui qui se garde de donner, à supposer qu’un jour un destin contraire vienne l’abattre et l’obliger lui-même à demander, le fera mal et sa façon alors de recevoir sera certainement sans grâce, sans aisance, bref la façon vraiment d’un mendiant. Quelle abomination quand le ciel vous a couvert de biens de prétendre ignorer les pauvres ! Mieux vaudrait encore les faire souffrir, leur imposer des corvées, les opprimer, les frapper, là au moins un rapport s’établirait, une colère, des cœurs qui battent, bref une relation comme une autre. Mais se terrer dans d’élégantes maisons derrière des grilles dorées et avoir peur de sentir l’haleine des gens qui vivent de l’autre côté, bien se garder de mener trop grand train de crainte qu’autour de soi des opprimés aigris ne s’en avisent, opprimer les autres et ne pas avoir le courage de montrer qu’on est un oppresseur, avoir peur de ses victimes, ne pas se sentir bien dans sa richesse mais ne pas en laisser profiter non plus les autres, employer des armes sans grandeur qui ne prouvent aucune vaillance, aucun courage d’homme, avoir de l’argent, uniquement de l’argent et aucun luxe : c’est présentement cela l’image qu’on a des villes et il me semble que c’est une image pas très belle, qui aurait grand besoin d’être améliorée. À la campagne on n’en est pas là. Le pauvre diable sait mieux à quoi s’en tenir : de là où il est il a le droit de lever un regard d’envie, de bonne et saine envie, vers les riches et tous ceux qui vivent bien, et si on lui permet cela, c’est parce qu’il en résulte un accroissement de dignité pour celui qui est regardé ainsi. Le désir d’avoir sa propre maison est à la campagne une chose bien profondément implantée chez tout le monde. Dieu y compris. C’est aussi que posséder sous le grand ciel ouvert comme ici une maison où il y a de l’espace, c’est un délice. En ville ce n’est pas comme cela. Un parvenu peut habiter à côté d’un comte de très vieille noblesse, et l’argent peut même raser des maisons et de vieilles bâtisses vénérables, comme il veut. Qui voudrait être en ville propriétaire d’une maison ? C’est une affaire, rien d’autre, pas un sujet de fierté et de joie. Les maisons sont habitées de bas en haut par les gens les plus différents qui se croisent tous sans se connaître, sans montrer le désir de pouvoir lier connaissance. C’est cela une maison ? Et il y a des rues et des rues pleines de maisons de ce genre, auxquelles il vaudrait mieux donner un autre nom, un nom bizarre, pour les distinguer. À la campagne il arrive aussi, tout compte fait, plus de choses qu’en ville ; car en ville on lit les journaux d’un œil froid et blasé pour savoir ce qui se passe, tandis qu’ici on se le raconte fiévreusement, d’une traite, et la nouvelle va d’une bouche à l’autre. Cela n’arrive peut-être qu’une fois dans l’année, mais alors c’est un événement pour tous. Un village avec tous ses petits recoins est du reste presque toujours plus animé et rempli d’intelligence que le citadin moyen ne veut bien en convenir. De même que certaines vieilles qu’on pourrait croire, à voir leurs visages, des grand-mères comme les autres, ne passent pas leurs jours derrière le rideau blanc d’une fenêtre ; elles pourraient raconter des choses charmantes et profondes et, aussi bien, des enfants de village ont une intelligence et une âme beaucoup plus cultivées qu’on ne voudrait croire. Il est déjà souvent arrivé qu’un petit villageois comme je dis, mis dans une école de la ville, ait étonné ses nouvelles petites camarades par l’étendue de son esprit. Mais je ne veux pas dire du mal de la ville ni faire non plus un éloge excessif de la campagne. Les journées ici sont tellement belles qu’on se met facilement à oublier la ville. Elles donnent un sourd désir d’évasion mais au fond on n’a pas envie de s’en aller. Tout est en soi déjà un va-et-vient. Quand les journées se retirent elles laissent à leur place les merveilleux soirs, pour se promener sur des chemins que le soir paraît avoir inventés et qu’on invente pour lui. Les maisons alors s’avancent vers vous, et les fenêtres brillent. Même quand il pleut, c’est encore bien ; parce qu’on se dit alors que la pluie fait du bien. Depuis que je suis arrivé ici c’est presque devenu le printemps et ça le devient chaque jour davantage, on peut laisser les portes et les fenêtres ouvertes, nous venons de commencer à bêcher le jardin, les autres l’ont déjà tous fait. Nous sommes les derniers et cela nous va bien. On nous a livré un tombereau de bonne terre noire et grasse qui coûte cher, pour la mélanger avec la terre du jardin. C’est du travail pour moi et, si invraisemblable que cela paraisse quand je le dis, il me fait plaisir. Je ne suis pas né fainéant, pas du tout, je vagabonde uniquement parce que plusieurs administrations et études de notaires ne veulent pas m’em-ployer, parce que ces gens n’ont aucune idée de l’utilité que je pourrais avoir pour eux. Je bats les tapis tous les samedis, c’est aussi un travail, et je m’efforce d’apprendre à cuisiner, aussi un effort. Après le repas j’essuie la vaisselle, tout en causant avec l’institutrice ; car il y a beaucoup de choses à dire et à discuter entre nous et j’aime causer avec une sœur. Le matin je balaie et je vais porter les paquets à la poste, je reviens ensuite à la maison et je réfléchis à ce que je pourrais bien encore faire. En général il n’y a plus rien à faire et je pars dans les bois, où je m’assieds quelque part sous les hêtres jusqu’à ce qu’il soit temps ou jusqu’à ce que je pense qu’il est temps de rentrer à la maison. Quand je vois les gens travailler, je ne peux m’empêcher d’avoir honte d’être sans occupation, mais je trouve que je ne peux rien faire d’autre sinon éprouver justement ce sentiment-là. J’ai l’impression de ramasser chaque fois la journée comme un cadeau que le bon Dieu veut bien laisser tomber aux pieds d’un vaurien comme moi. Fair plus que de vouloir travailler et, dès que j’en vois l’occasion, la saisir, je ne l’exige pas de moi, puisque je vois que cela va bien comme cela. C’est une vie qui convient du reste admirablement à la campagne. On ne doit pas y faire trop de choses, sinon on finirait par ne plus voir la beauté dans son ensemble, on perdrait l’affût dont le regard a besoin, et il faut bien aussi qu’il y ait dans le monde des gens qui regardent. Ma seule raison de souffrir vient de ma sœur à qui je n’arrive pas à rembourser ma dette et que je vois tous les jours vaquer péniblement à ses tâches pendant que je rêve. Plus tard, si ce n’est même bientôt, l’avenir me punira du bon temps que je me donne à présent, mais je crois que le bon Dieu est content de moi comme cela. Dieu aime les gens heureux, il déteste les tristes. Ma sœur n’est jamais longtemps triste ; car je n’arrête pas de l’égayer et de la faire rire, c’est-à-dire de la faire rire de moi, comme j’en ai le talent. Mais il n’y a que ma sœur qui rie de moi, qui me trouve drôle, devant les autres je garde ma dignité, sans raideur toutefois, vis-à-vis du monde on a le devoir de se montrer sérieux si on veut justifier son existence et ne pas passer pour un vaurien. Les gens de la campagne font très attention à la façon dont se tiennent les jeunes, qu’ils souhaitent posés, polis et modestes. Je termine ici et j’espère que cette rédaction m’aura fait gagner un peu d’argent sinon cela m’aura de toute façon vivement intéressé de l’écrire et ce sont plusieurs heures qui se sont ainsi envolées tandis que j’écrivais. Plusieurs heures ? Oui. Parfaitement. C’est qu’à la campagne on écrit lentement, on est souvent interrompu, les doigts ont perdu de leur agilité et les pensées elles aussi veulent penser en style campagnard. Citadins, je vous salue !